A propos d’utopies inaccessibles et de planification des mesures
« L’égalité des chances en matière de formation est un objectif illusoire. Chaque personne nait avec ses propres capacités et possibilités, ses compétences et ses objectifs : l’égalité des chances, fondée sur l’égalité des individus, n’existera donc jamais réellement. Un équivalent historique pourrait être le socialisme, qui part du principe que chaque personne a les mêmes désirs et la même vision du futur de la société. S’agissant d’une condition irréaliste, ce genre de principe entraîne des conflits d’intérêts sur le long terme. » Un discours qui me laisse encore bouche bée plus d’un an après l’avoir entendu. J’avais demandé à Silvia Steiner, présidente de la CDIP et directrice cantonale du canton de Zurich, si l’égalité des chances n’était pas un objectif du secteur de l’enseignement et si les mesures d’économies prévues dans le secteur public ne risquaient pas d’entraver voire d’empêcher cela ; c’est la réponse qu’elle m’avait fournie. Lorsque l’on est chargé de garantir une formation qui corresponde aux normes suisses, une telle déclaration est-elle légitime ?
Ce texte n’a pas pour but de répondre à cette question : nous nous pencherons ici sur des principes. Que signifient égalité et équité des chances dans le domaine de la formation ? Faudrait-il poursuivre cette idéologie ? Si c’est le cas, que pourrions-nous faire pour créer un système scolaire plus équitable ?
Pourquoi faire un thème d’actualité à partir d’un problème inexistant ? En tant que responsable de la formation, on me reproche sans arrêt de vouloir choyer des étudiant-e-s déjà privilégié-e-s. Un mot-clé : politique paternaliste. Mais afin de comprendre pourquoi, avec l’Union des conseils d’étudiant-e-s de la Suisse et de la Principauté du Liechtenstein UCE, nous promouvons l’égalité des chances, il faut expliquer ce que nous entendons par formation éclairée et humaniste. La formation est une finalité en soi. Aucune ressource économique directe, aucune matière première, aucun dispositif pour une maximisation des profits. Les êtres humains se forment pour atteindre une maturité sociale et personnelle. L’école primaire constitue le socle de la culture générale. La formation générale de l’enseignement secondaire I et II approfondissent ces connaissances et préparent souvent aux études et à une formation supérieure. Les possibilités de formation favorisent l’épanouissement personnel dans un secteur professionnel. Pour les personnes en formation, l’épanouissement personnel doit être un mot-clé dans tous les cas : en effet, dès le moment où les étudiant-e-s trouvent une motivation intrinsèque, ils/elles enrichiront notre société, que ce soit d’un point de vue social ou économique. Pour reprendre dans ce contexte la théorie du philosophe et théoricien de l’éducation Antonio Gramsci : tous les parcours de formation, qu’il s’agisse d’école primaire, secondaire ou universitaire, servent à former des intellectuels organiques qui garantissent sur le long terme notre épanouissement à tous. La finalité en soi de la formation, c’est cela.
Pouvoir suivre une vocation personnelle sans forcément penser aux contraintes est un privilège qui, selon ce modèle, devrait être accordé à tous les êtres humains. Ce n’est pourtant de loin pas le cas. Dans une interview avec Susanne Loacker accordée au « Beobachter », Samantha Sengupta, enseignante à l’école primaire dans une « zone à fort taux d’immigration » du canton de Zurich, répond en riant à la question de savoir si notre système ne respecte pas déjà l’égalité des chances. De même, une enquête menée par l’Université de Zurich à l’intention de la direction de la formation du canton de Zurich[1], révèle qu’il y a un rapport direct entre la répartition des privilèges et le niveau d’étude : dans un groupe composé de 25% d’enfants défavorisés, 25% d’enfants plutôt défavorisés, 25% d’enfants plutôt privilégiés et 25% d’enfants privilégiés, la répartition des diplômes est particulièrement éclairante. 47% des élèves qui fréquente le niveau secondaire B appartient au groupe des enfants défavorisés, alors que seul 6% des élèves fait partie du groupe des privilégiés. Au niveau du collège, la répartition est encore plus choquante : les élèves qui fréquentent le collège appartiennent pour 69% à la classe privilégiée, tandis que seuls 8% appartiennent à la classe plutôt défavorisée et 0% à celle défavorisée. Une réalité qui montre à quel point notre système de formation est inégal.
Chère lectrice, cher lecteur, n’interprétez pas à tort mes paroles. Je ne propose pas de supprimer les différents niveaux de la formation scolaire. Souvent, l’égalité des chances est assimilée à l’idée que chaque élève en Suisse devrait suivre la même formation. Ce n’est toutefois pas mon propos. Je suis en faveur de possibilités égales pour toutes et tous. Le « niveau de formation » devrait surtout dépendre de l’intérêt personnel, de la motivation et des possibilités d’épanouissement personnel. Ma vision pour l’avenir prévoit le dépassement du lien actuel entre niveau social et niveau de formation.
Si vous n’êtes pas encore convaincu-e qu’il existe un lien entre les privilèges de certains élèves et le niveau de formation qu’ils atteignent, ou si vous ne percevez pas cela comme problématique, laissez-moi vous présenter le cercle vicieux identifié par Urs Moser, membre exécutif de l’institut d’évaluation de l’enseignement de l’Université de Zurich et membre de la direction nationale du programme PISA. Selon Moser, les élèves ne souffrent pas uniquement de problèmes tels que la discrimination du corps enseignant, qui a tendance à « juger moins bien les enfants issus de classes sociales plus défavorisées ». Dans une interview, il montre aussi qu’une mauvaise formation est « héréditaire ».
« Les parents avec moins de connaissances, moins de temps, de moins bonnes connaissances en allemand et avec des possibilités émotionnelles et financières moins élevées ne peuvent pas soutenir leurs enfants dans la même mesure que les parents qui mettent tout en œuvre afin que leurs enfants réussissent à l’école. Afin de changer cela, il faudrait intervenir dans le système familial dès la naissance. Mais ce n’est pas envisageable. Dans le respect du cadre légal, les parents peuvent éduquer leurs enfants comme ils l’estiment correct », explique-t-il. Mais ne peut-on vraiment pas intervenir dans le système familial ? Comment définir les limites de ce qui porterait atteinte à l’« intégrité de la famille » ?
Que nous parlions d’égalité des chances, d’équité des chances ou de la formation, nous connaissons tous l’objectif. Nous souhaitons un système qui ne limite aucun élève en raison de son origine, sa situation financière, familiale ou sociale ou de son éducation, dans la possibilité de choisir son orientation scolaire. Nous souhaitons que les intérêts personnels des élèves aient la priorité. Nous souhaitons pouvoir nous épanouir.
Je regarde vers l’avenir et je vois la lumière au bout du tunnel : après des années de discussion pour savoir comment atteindre enfin l’égalité des chances, les personnes concernées s’expriment aussi. Les élèves ont aussi une opinion. Diffusons haut et fort leur voix dans les oreilles de la société et profitons du privilège de pouvoir être pris au sérieux.
Pour l’Union des conseils d’étudiant-e-s de la Suisse et de la Principauté du Liechtenstein
USO-UCE-UCS
Timothy Oesch
Secrétaire général
www.uso.ch
+41 31 398 18 78
Timothy.oesch@uso.ch
[1] Entwicklung schulischer Leistungen während der obligatorischen Schulzeit, Domenico Angelone, Florian Keller und Urs Moser, November 2013, http://www.ibe.uzh.ch/dam/jcr:00000000-7f28-1670-ffff-ffffba93c96f/Lernstandserhebung_9KlasseZH_Bericht.pdf